C’est étrange de constater à quel point mes phases (cycles ?) d’humeur sont de plus en plus contrastées. Pas plus prévisibles, non. Ni “contrôlables”. Mais contrastées. Je pourrais dire avec précision à quelle heure dimanche soir je suis entrée dans ma phase d’insensibilité –suivie de peu par l’insomnie. Sébastien s’inquiétait… ne t’en fais pas mon grand, je sais que c’est “normal”. Enfin… habituel ? Non. Familier ? Plutôt, oui. Je ne peux plus fermer l’oeil, j’ai une discussion ou des pensées qui me tireraient “normalement” des larmes, et là, rien. Juste ce mal de coeur, ce serrement des poumons, cette gorge nouée, et si ça pousse un peu plus loin, un mal de tête.
“Tu veux en parler ? Je peux faire quelque chose ?”
Si tu savais… Parler de quoi ? Je peux dire à quel moment j’ai changé de cycle, mais je ne peux pas dire pour quelle(s) raison(s). Je veux bien suspecter l’adrénaline qui redescend, le stress du “pas de boulot-j’ai besoin d’argent”, la peine de “je t’ai à portée de main et je ne peux pas t’avoir”, toutes les raisons sont bonnes, donc aucune n’est la bonne. Ou alors c’est le classique mélange de tout, cocktail molotov qui fait tout péter dans les émotions, dérègle l’horloge interne, ajoute au décalage cérébral, et achève les quelques neurones encore sains d’esprit qui osent partager un influx nerveux hasardeux.
Merci pour le massage, c’est toujours apprécié. “Dors, tu iras mieux demain.” C’est toi que ça rassure, cette phrase, pas moi… Je ne sais pas pour combien de temps je m’embarque, mais je sais que ça ne se règlera pas demain… et que je ne dormirai pas.
3h35, j’entends l’oiseau matinal du coin fanfaronner. Gloire au matin et à ceux qui se lèvent tôt, l’avenir leur appartient. Et ceux qui ne se couchent pas ? On est tous dépossédés de notre passé, le présent nous glisse entre les doigts, et le futur est une masse informe qui hésite entre ressembler au néant ou à une tempête sibérienne.
“Au moins tu sais ce que tu veux faire.”
Bah oui, mais c’est pas mieux si je suis incapable de le réaliser. Tu dis quoi à un manchot qui veut être champion de badminton ? “Courage, tu peux le faire” ? “Avec des rêves on arrive à tout” ? “Crois en toi et le reste suivra” ?? Attends là je prends un moment pour rigoler… silencieusement. Parce que l’influx nerveux ne se rend pas aux muscles, je rigole mentalement.
Je veux vivre sur l’adrénaline, je veux faire de la photo de tout, partout, tout le temps, je veux voir le monde, je veux souffrir de ce que je vois, pas de ce que je ne peux pas voir.
Pendant quelques secondes tout à l’heure, le scénario d’horreur de l’accident tournait dans ma tête: paf, tout bêtement, il m’arrive quelque chose, des mois d’invalidité, réapprentissage physique, la totale. Non, je ne veux pas de ça, j’ai peur d’être plus impuissante que je ne le suis déjà. Je ne demande qu’un petit transfert de rien du tout. On déplace mes souffrances mentales vers des souffrances physiques, on me soigne, je guéris, et voilà ?
Non ?
Regarder les photos du World Press ne m’a même pas secouée. Je sais que d’innombrables atrocités jonchent le monde et paralysent l’esprit planétaire collectif, je suis ouverte sur le Globe, je ne vis pas en autruche ni en ermite. J’ai probablement regardé ces photos au meilleur moment de mes phases, ironiquement. Au moins, pas de mal de coeur mondial, pas d’envie de vomir l’humanité, pas le moindre signe d’écoeurement. Seulement des images posées sur des mots déjà connus.
“Irak: un attentat à la voiture piégée a fait 19 morts.”
Ce sont les mots.
L’image: des corps déchiquetés, des blessés fuyant, la terreur imprimée sur le visage, du sang sur les murs, des membres de la famille amputé(e)s, des militaires armés, violence organisée et contrôlée, une chaussure, un bras, le volant de la voiture à 7 mètres de ce qu’il reste du tas de ferraille encore fumant, cet enfant nu, une femme qui crie, des draps blancs sur les victimes, pudeur tardive posée sur la souffrance éteinte. C’est sur les survivants qu’il faudrait poser ce masque.
Cette image, sous-jacente aux mots, pourtant incommensurablement plus violente que le titre du feuillet. Avec un peu de chance, le quotidien accordant une certaine importance à l’actualité internationale aura acheté le texte ET une image d’une agence de presse quelconque, l’image sera “juste comme il faut”, montrera le trou de l’explosion, la porte arrachée de la voiture piégée, et une mère éprouvée. Tout est dans le non-dit. Ce non-dit que nous ne voulons pas voir non plus.
Utopistes devant l’Eternel, hurlant à l’injustice pour la violence, le sida, le cancer, l’Alzheimer, les impôts, le téléchargement de mp3, le prix de l’essence, le Tsunami, les prises d’otages, le contrôle des médias, les forêts d’Amazonie, la droite extrémiste, la gauche poilue, le massacre des phoques, Wal Mart, les scandales commandités, le taux d’intérêt, le coût de l’immobilier à Genève, l’air à Tokyo, la “merdialisation”, la couche d’ozone…
Petites fourmis.
Le jour où vous réaliserez que vous vous préoccupez de tout ce qui vous est extérieur pour éviter d’avoir à vous occuper de votre intérieur, les assureurs de la planète feront faillite: l’inutilité les poussera au rancart.
En attendant, je regarde le Monde tourner, avec le regard que vous, grands bien pensants, ne voudriez jamais voir dans les yeux d’une jeune femme de 24 ans. Je vous regarde, désabusée, dégoûtée, confinée au silence navré.
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